La part de la main

Gabriel

Je repense à l’exposition au Musée Fabre à propos de Pierre Soulages, qui tout au long de sa vie a voulu rendre justice à la « part de la main » dans l’histoire de la pensée. L’esprit est privilégié dans la phase d’inspiration de l’artiste, mais la phase de création demande une mise en actes : on appelle bien d’acte créatif. Soulages a noué tout au long de de sa vie, une relation privilégiée avec l’artisanat et les outils à main. Il les a utilisés pour sa pratique artistique, il les a détournés de leur usage, il les a collectionnés.

En tant que conservateur-restaurateur, cette posture évoquée par Soulages me touche particulièrement, car elle illustre aussi parfaitement notre métier : l’alliance du Savoir, de l’Analyse et de la Pratique. Pas de hiérarchie entre ces compétences : elles doivent toutes trois être équitablement exercées pour réussir un projet de restauration.

Dessin main
La main, défi du dessinateur

Je pense à la lecture du très beau texte d’Henri Focillon (1881-1943), Éloge de la main (1934) qui brosse un portrait des plus élogieux de cet organe, souvent méprisé par l’Intellectuel. Je cite : « la main est action : elle prend, elle crée, et parfois on dirait qu’elle pense. Au repos, ce n’est pas un outil sans âme, abandonné sur la table ou pendant le long du corps : l’habitude, l’instinct et la volonté de l’action méditent en elle, et il ne faut pas un long exercice pour deviner le geste qu’elle va faire. » Lorsque nous intervenons sur une œuvre d’art, avec l’expérience, nous faisons de plus en plus confiance à nos mains, outils animés, outils doués d’intelligence, de précision et de force. Souvent elles savent, mieux que notre esprit, manipuler un outil complémentaire, se positionner, toucher l’œuvre.

Focillon conclut son texte avec lucidité : « je ne sépare la main ni du corps ni de l’esprit. Mais entre esprit et main les relations ne sont pas aussi simples que celles d’un chef obéi et d’un docile serviteur. L’esprit fait la main, la main fait l’esprit. […] Le geste qui crée exerce une action continue sur la vie intérieure. La main arrache le toucher à sa passivité réceptive, elle l’organise pour l’expérience et pour l’action. » C’est exact que nous faisons des aller-retour entre la pensée et l’action par l’intermédiaire de notre main, pour intervenir avec justesse et minutie sur l’œuvre d’art. Il ne serait pas possible de laisser nos mains travailler automatiquement, machinalement sur une tache ; comme il ne serait pas envisageable de concevoir une intervention de restauration par la pensée et de la laisser réaliser par un robot. Car nos mains « […] sont l’instrument de la création, mais d’abord l’organe de la connaissance. » Il s’agit aussi du but de l’acte restauratif, enrichir le Savoir de l’œuvre d’art, par les connaissances propres à notre discipline.

Je restaure les œuvres de mon père

Gabriel

Chose peu fréquente voire rare dans le métier, c’est d’intervenir sur des tableaux réalisés par son père. La méthodologique demeure identique, sauf que l’enjeu est ailleurs.

Un conservateur restaurateur s’appuie sur ses connaissances, sur son expérience et aussi sur sa sensibilité artistique. Il doit objectiver sa démarche en pesant les critères, en pondérant les valeurs et en argumentant ses choix, afin d’assumer les conséquences de ses actes restauratifs.

J’ai dans un premier temps passé deux mois avec ma mère à réaliser l’inventaire complet des œuvres : dessins, esquisses, calques, tableaux, cartons, sculptures, etc.

J’ai ensuite hiérarchisé les priorités d’intervention afin d’optimiser mon temps.

Je vous présente le cas présent : un tableau intitulé Jardin Pamplemousse à Maurice, qui est un élément du triptyque de la Terre Bleue. Elle fut peinte en 1964 et mesure 130 cm de hauteur sur 81 de largeur. En 2013, j’ai réalisé un constat d’état détaillé de la technologie de l’œuvre ainsi que des altérations que l’œuvre a subies.

Le diagnostic est le suivant : les déménagements successifs de cette œuvre mal emballée ont causé des griffures, des accrocs et des pertes de couche picturale sur d’importantes longueurs.

De plus les fibres de la toile sont réactives aux variations d’humidité, ce qui a créé des craquelures d’âge ouvertes et quelques soulèvements (voir relevé des altérations).

Relevé des altérations - Jardin Pamplemousse
Relevé des altérations

Les interventions de conservation ont correspondu à un refixage localisé des soulèvements : nous avons choisi une colle d’esturgeon à 3 %, réactivé à la chaleur.

Les interventions de restauration ont consisté en un masticage des lacunes (mélange carbonate de calcium et colle de peau de lapin à 7%) puis une texturation du relief en lumière rasante, imitant celui des zones environnants (voir photo).

Observation lumière rasante des mastics
Observation en lumière rasante des mastics texturés

Après vernissage de la surface (dammar à 15%), nous avons réalisé la réintégration coloré aux couleurs Gamblin® Conservation, appliquées en deux passages (voir photo).

Jardin Pamplemousse - Restauration
Vue générale de Jardin Pamplemousse à Maurice, après vernissage & retouche colorée

Dans mon cas, l’affectif prend une place plus importante : l’enjeu repose sur le souvenir, l’Amour portée à la personne. On veut être à la hauteur de cet enjeu. Mais ces sentiments sont contre balancés par une rationalité méthodologique et déontologique. Re- découvrir le travail, la production artistique de son père par les yeux du professionnel ne doit pas empêcher d’apprécier avec le regard du fils. C’est alors que nombreuses questions émergent dans mon esprit à propos de l’inspiration, des procédés créatifs, de l’histoire matérielle d’une œuvre.